La pomme. Ce fruit charnu à la rondeur incertaine fendu comme le fessier insolent d’une statue antique est bien sûr celui avec lequel Lucifer, dans son complet trois-pièces en peau de serpent, tenta Eve et lui apprit l’origine de ses propres formes. Mais c’est aussi, en anglais, la prunelle de mes yeux. Celle-là même qui se trouve subjuguée par cette synchronisation toute en sépia, ce balancement si parfaitement organisé, ce ballet aérien que des centaines de Youtubers acharnés d’aujourd’hui peinent à accomplir dans des vidéos où au bout de 325100 essais, la baballe tombe sur la cuillère, fait avancer le chat dans la corbeille et allume la lumière.
De Pina Bausch, dont la troupe se réclame dans le mélange d’expression scénique et de danse (et ici, d’adresse), on retrouve aussi la référence germanique. Des ritournelles grésillantes célébrant le Berlin du cabaret et de l’expressionnisme cinématographique ouvrent le bal de « Smashed » avec grâce. Neuf personnages entament alors une chorégraphie où la rigueur le dispute au naturel. Sourire nonchalant et complice aux lèvres, les duos, trios et solos de jonglage à la pomme défilent en même temps qu’un florilège de lieder romantiques, de swings des 30’s, de pièces suaves vocales pour barbershops... on jongle avec tout. Y compris... sa pomme d’Adam. On se félicite, se renvoie la balle dans la cordialité. La mesure en toute chose, la chose en mesure.
Puis la pomme devient celle de la Discorde. C’est la chute de Troie. Ce que secrètement le public fantasme depuis le début, on vous l’offre. Les acteurs-jongleurs prennent la parole. S’invectivent. Sortent du cadre, du film muet qui défilait jusque-là dans sa tranquille apesanteur. Les pommes se croquent, volent de façon de plus en plus anarchique, échouent sur le sol dans un chaos orchestré par les accents tragiques d’un opéra italien désespéré. Et c’est la vaisselle qui prend le relai. En massacrant le rituel du thé, c’est toute la politesse légendaire symbolisée par ce cérémonial séculaire qui part à la poubelle. D’un coup, neuf punks insolents brisent les tasses et les conventions qui veulent qu’en jonglerie, jamais rien ne touche le sol à moins d’être rattrapé. ...et en piste pour un au-revoir parmi les débris du Spectacle, où finalement on se salue dans la complicité mutine des enfants qui ont commis LA bêtise, et qui savent que les témoins garderont ça pour eux. Alors chut.
Photos : S. Marchand