Une page blanche est soit une feuille de papier sur laquelle on n’a encore jamais rien écrit ou tracé, soit une feuille de papier sur laquelle ce qu’on a écrit ou tracé s’est effacé. Et ce que l’on va alors écrire ou tracer n’est peut-être que l’ombre, l’écho, le souvenir, la suite ou la répétition de ce qui s’est effacé.
Page Blanche, le spectacle de la Cie Luc Amoros a quelque chose du palimpseste : parchemin du Moyen Age que l’on grattait pour y écrire de nouveau. A Cuba, faute de matériel, les enfants écrivent au crayon à papier sur leurs cahiers d’école et, à la fin de l’année, ils les gomment pour y réécrire l’année suivante. Le savoir présent recouvre le savoir passé. Aujourd’hui dans les villes, des artistes de l’éphémère passent des heures à peindre à la bombe, sur des murs ou des palissades, des images qui ne seront visibles que quelques jours, voire quelques heures, avant d’être recouvertes par d’autres images peintes par d’autres artistes. Les images nouvelles recouvrent les images anciennes. A l’infini.
Page Blanche joue avec l’effacement et la révélation des images et des questions qui les enveloppent et les portent : la guerre, la mort, l’art, la création, l’Histoire... Fidèle à l’idée que le spectacle vivant est là pour que l’on comprenne mieux la réalité où l’on est, Luc Amoros lance des questions tantôt sur la disparition des civilisations et des langues, tantôt sur l’art que l’on vend et consomme, tantôt sur l’Histoire et ses traces -la Shoah, Hiroshima. Et il le fait en pratiquant ce qu’il nomme l’alchimie des disciplines : peindre, danser, chanter, écrire, dessiner, construire et plus encore si affinités... Les six artistes logés dans les neuf boîtes de l’échafaudage de quelques 10m x 10m n’en finissent donc pas de produire, d’escamoter, de faire surgir, de recouvrir ou de faire disparaître les images et les textes qu’ils montrent au public.
La musique de Jérôme Fohrer elle-même -contrebasse électrifiée et basse électrique- est un jeu de superpositions de couches sonores percussives et mélodiques que les voix des six artistes viennent aussi renforcer. Le tout produit un flux trépidant ininterrompu qui donne le tempo aux gestes des peintres dont les rouleaux de peinture ne cessent d’aller et venir sur les films de polyane adhésif des neuf panneaux de l’échafaudage. Parfois les artistes eux-mêmes apparaissent à leur étage, sanglés comme des ravaleurs de façades, parfois c’est seulement leurs ombres figées ou animées que l’on voit comme sur un castelet de théâtre d’ombres, référence originelle de la forme du spectacle de la compagnie.
Page Blanche est un bloc spectaculaire de soixante minutes dont la densité submerge, enveloppe, entraîne, étonne, interroge, éblouit... C’est aussi un objet monumental intégré à l’architecture urbaine et qui a pour mission de nous éclairer, nous, publics qui le croisons et le regardons, en nous révélant tout ou partie de la réalité du monde, en réveillant nos mémoires engourdies, en nous donnant à lire ce qui parfois échappe ou disparaît dans les trépidations du monde tel qu’il va. Page Blanche est une structure habitée qui produit ombre et lumière sur ce qui l’entoure. Elle aurait plu à Omar Kayyam le poète persan qui écrivait vers 1200 : Cette roue sous laquelle nous tournons est pareille à une lanterne magique. Le soleil est la lampe, le monde l’écran. Nous sommes les images qui passent.